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La médiation des collections

7 septembre 2010 par Lirographe

Lorsque l’on parle de médiation des collections, on a parfois l’impression que seule une partie des collections est jugée digne d’être promue par la bibliothèque. Privilégier le plus rare, le “meilleur”, le moins médiatisé ? Certes. (Et en ces temps de rentrée littéraire, une alternative au bombardement médiatique sur une même poignée d’auteurs est plus que jamais la bienvenue…) Le risque, ce sont en revanche ces tables de « coups de cœur » où se trouvent un peu toujours les mêmes auteurs recommandables et consensuels (Olivier Adam, Arnaud Cathrine…) : ni Millenium (“pas besoin de nous”), ni La Maison des feuilles (“c’est perdu d’avance”). Risque aussi de toujours légitimer les mêmes thèmes et les mêmes genres, voire de stigmatiser sans le vouloir certaines disciplines.
C’est la limite des sélections sur le mode du “coup de coeur” : le champ des oeuvres et du savoir s’y trouve nécessairement restreint à une forme de consensus mou. Outil très précieux pour renseigner un lecteur sur un domaine dont on n’est pas soi-même acquéreur, la table de “coups de coeur” est un instrument de recommandation qui ne touche pourtant qu’une partie du public.
Parmi les différentes typologies existantes des motivations à la lecture, si certaines sont basées sur le contenu (recherche d’évasion, de plaisir esthétique, d’instruction, d’édification morale, etc.), d’autres le sont sur les modes de médiation. L’exemple des 6 facteurs de motivation à la lecture de Gambrell, utilisée en pédagogie et que l’on peut en partie transposer aux bibliothèques, a ainsi l’avantage de pouvoir se décliner concrètement en actions de médiation :

 

    l’identification à un modèle implicite de lecteur. C’est l’enthousiasme et la compétence reconnue du prescripteur qui compte. => le conseil du bibliothécaire en tant qu’expert de son domaine (“qu’est-ce que vous me conseillez dans les nouveautés ?”), tables de coups de coeur…
    la possibilité d’interactions sociales => les clubs de lecture, les “challenges de lecture”, ces défis de lecture où plusieurs blogueurs se motivent à lire par émulation (probablement déjà fait en bibliothèque, mais je manque d’exemples)…
    la familiarité : on s’intéresse à un livre dont on sait déjà quelque chose => les bibliographies, playlist, sélections thématiques diverses. Il importe de choisir un angle permettant de regrouper du très connu avec du rare et de l’exigeant (une sélection qui ne contient que de l’inconnu risque de susciter l’indifférence)
    le choix parmi une offre : une offre suffisamment riche et abondante, une sorte de masse critique est nécessaire à l’expression du choix. En clair : même si je suis un épouvantable snob, je veux pouvoir trouver mon compte sur les tables de suggestions, et ne pas m’y sentir comme un astrophysicien à qui on propose de lire « Dis, Jérôme : Les Secrets de la physique » de Jérôme Bonaldi.

On n’est pas curieux d’un objet entièrement inconnu et nouveau, surtout dans le domaine culturel, domaine des « biens d’expérience » s’il en est : c’est ce qui fait l’efficacité d’outils de médiation basés non plus sur une légitimation portée par l’institution (« Nous avons aimé »), mais sur des problématiques (« Sur le même sujet : »). Et ce qui vaut pour les tables de sélections vaut également pour les chroniques et articles publiés par la bibliothèque, sur papier ou en ligne, les bibliographies, les thèmes choisis pour les séances du clubs de lecture, la programmation, etc.

Stimuler la curiosité culturelle, c’est notamment associer des choses entre elles (du connu et de l’inconnu, du proche et du lointain), les regrouper selon de nouvelles logiques, inhabituelles. Ce qui veut dire au moins deux choses : brasser ensemble des disciplines a priori éloignées, afin de toucher des publics variés, et ne pas ignorer les produits de la culture dite de masse (mais les placer dans un contexte qui les relativise et les met en perspective). Comme j’aime le répéter aux rédacteurs que je sollicite pour les articles du magazine de la bibliothèque où je travaille : tous les sujets sont permis. En soi, aucun sujet n’est trop élitiste ou trop mainstream. Tout, ensuite, est affaire d’angle et de traitement. 

*

Stimuler la curiosité, c’est aussi ébranler une forme d’inertie. Il y a un paradoxe intrinsèque au développement de la culture personnelle d’un individu : si, par la lecture et l’écoute, on accroît ses outils pour appréhender d’autres œuvres et d’autres pensées (cercle vertueux), dans le même temps, on peut s’enfermer dans certaines attentes et certains schémas rassurants dessinés par ce qu’on connaît le mieux ou apprécie le plus, et s’en trouver d’autant moins disposé à la découverte (cercle vicieux). La culture ouvre vers le risque et dans le même mouvement rend plus frileux. Phénomène naturel, transitoire, de régulation face à l’étendue des possibles et la prolifération des recommandations, il peut entraîner un effet pervers de cristallisation (proche de ce que certains psychologues nomment “besoin de clôture cognitive”).
D’une certaine manière, le rôle de la bibliothèque, à son modeste niveau, n’est-il pas de faire violence à cette forme d’inertie propre à la culture, d’ébranler les certitudes avant qu’elles ne figent, en créant de l’appétit, en piquant la curiosité (au sens légèrement douloureux de la métaphore) ? Ce paradoxe est aussi, il me semble, un angle de réflexion qui permet de dépasser l’opposition entre produits mainstream et produits de niches, comme de sortir du modèle abstrait et mythique du “grand public”.
Stimuler la curiosité, donc, plus que de promouvoir tels livres plutôt que tels autres. Ne pas imposer au lecteur une échelle de valeur, mais lui permettre de construire lui-même sa propre échelle de valeur, ce qui est bien le principe de l’émancipation intellectuelle, dont se parent volontiers nos chartes documentaires.
La médiation des collections serait donc, plutôt que d’imposer un bon ou un mauvais goût, un art de susciter la curiosité pour des choses étrangères aux habitudes du lecteur. En décloisonnant les genres supposés cultivés des genres supposés populaires. En traçant d’improbables diagonales dans notre Dewey. En privilégiant les sélections thématiques (ou génériques) à la tiédeur conformiste des « coups de cœur ». En construisant une programmation qui tresse toujours le patrimonial avec le contemporain, le théorique avec le pratique, le sérieux avec le ludique. En concevant les outils de médiation des collections comme un tout organisé, construit et formalisé, où l’ensemble des domaines du savoir et de la création doit être abordé.

Enfin, alors que l’enthousiasme de certains bibliothécaires à rédiger les sempiternels “coups de coeur” s’émousse parfois à juste titre, en inventant de nouvelles formes éditoriales de médiation privilégiant le remixage, le mash-up, le cross-over, le panorama, les sujets vidéos, qui renouvelleraient nos vieilles “bibliographies”…

[Post-scriptum : comme je suis décidément incapable de résister à une belle citation, un texte de Cesare Pavese qui exprime infiniment mieux le paradoxe de la culture, la belle et difficile aventure pour laquelle « il n’existe aucun manuel » :]

 

    « Il y a un obstacle à la lecture, et c’est toujours le même, dans tous les domaines de la vie : l’excès d’assurance, le manque d’humilité, le refus d’accueillir l’autre, le différent. Nous sommes toujours blessés par l’incroyable découverte que quelqu’un a vu, je ne dis pas plus loin que nous, mais autrement. Nous sommes façonnés par l’habitude sinistre. Nous aimons nous étonner, comme les enfants, mais pas trop. Que l’étonnement nous impose de sortir vraiment de nous-mêmes, de perdre l’équilibre pour en retrouver un autre peut-être plus risqué, et nous faisons la moue, nous trépignons, nous redevenons vraiment des enfants. Mais de ces derniers, il nous manque la virginité qui est innocence. Nous avons des idées, nous avons des goûts et justement nous avons déjà lu des livres : nous possédons quelque chose et comme tous les possédants, nous tremblons pour ce quelque chose.

    

    Malheureusement nous avons tous lu. Et tout comme il arrive souvent que les bourgeois les plus modestes tiennent bien plus que les agiles aventuriers du grand monde au faux décorum et aux préjugés de leur classe, de même l’ignorant qui a lu quelque chose se cramponne aveuglément au goût, à la banalité, au préjugé qu’il y a puisés, et après ce jour, s’il lui arrive de lire encore, il juge et condamne tout à cette aune. Il est si facile d’accepter le point de vue le plus banal, et de s’y tenir, sûr de l’accord du plus grand nombre. Il est si commode de supposer que tout effort est terminé et que l’on connaît la beauté, la vérité, la justice. […]

    

    Lire n’est pas facile. Et il arrive que celui qui a fait, comme on dit, des études, qui se meut avec aisance dans le monde de la connaissance et du goût, qui a le temps et les moyens de lire, soit trop souvent sans âme, […] encroûté et endurci dans son égoïsme de caste. Alors que celui qui pourrait aspirer à ce monde de l’imagination et de la pensée, comme il aspire à la vie, est presque toujours encore dépourvu des bases ; il lui manque l’alphabet des divers langages, il n’a ni le temps ni la force, ou, pire encore, il est déformé par une fausse préparation, une sorte de propagande, qui lui cachent les valeurs ou les défigurent. Celui qui affronte un traité de physique, un texte de comptabilité, la grammaire d’une langue, sait qu’il existe une préparation spécifique, un minimum de notions indispensables pour tirer profit de sa nouvelle lecture. Combien se rendent compte qu’un bagage technique analogue est nécessaire pour approcher un roman, une poésie, un essai, une méditation ? Et que ces notions techniques, de surcroît, sont incomparablement plus complexes, subtiles et fuyantes que les autres et qu’on ne les trouve dans aucun manuel, dans aucune bible ? »

    

    (Cesare Pavese, « Lire », in Littérature et société)

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